La manifestation de l’intimité du chercheur à travers les écritures numériques savantes

Contexte de la recherche

Début de la thèse : 2021 / 2022
Cotutelle : Université Paris Nanterre et Université de Montréal
Directeurs : Marta Severo (UPN), Marcello Vitali-Rosati et Emmanuel Château-Dutier (UdeM)

Problématique 

Comment se manifeste l’intimité du chercheur dans les écritures savantes, et plus précisément dans les publications scientifiques ?

Hypothèse 

L’hypothèse émise est celle d’une intimité produite par l’écriture. C’est-à-dire que le chercheur est le résultat des dynamiques d’écriture et de publication auxquelles il se mêle.

Méthode

Théories

Théorie des médias
Posthuman studies

Études

Qualitatif et Quantitatif
Auto-ethnographie
(Entretiens)

Maintenant que l’hypothèse est posée, il nous faut aborder les méthodes que nous allons suivre pour tenter de la démontrer. Nous retrouvons deux axes : un axe théorique et un autre qui concerne les études empiriques. Cette recherche est principalement réalisée sous le prisme de la théorie des médias et des media studies à partir des travaux de McLuhan et des différents courants qui ont émergé depuis, tels que l’école de l’intermédialité montréalaise ou encore le courant germanophone à la suite des travaux de Kittler. C’est la dimension matérialiste du medium à laquelle nous nous intéressons dans ces courants ainsi qu’aux croisements possibles entre leurs différentes approches. Énoncer l’hypothèse comme nous venons de le faire nécessite également un autre appui théorique. En effet, notre proposition consiste à se sortir d’une vision a priori centrée sur le sujet et à le laisser presque en dehors du cadre pour étudier les autres facteurs à l’oeuvre. En ce sens, nous mobilisons les posthuman studies telles qu’elles sont pensées par Hayles et Barad depuis une vingtaine d’années. Pour ce qui concerne les différentes études empiriques, les principales porteront sur des textes en leur appliquant des méthodologies de close reading ou distant reading. L’application d’une méthode d’auto-ethnographie pourrait aussi être intéressante, ne serait-ce que parce que j’ai une pratique d’écriture savante en environnement numérique et que je suis impliqué dans le développements d’outils liés à l’écriture savante. Il serait bien de mettre en perspective cette pratique avec le reste de la recherche. Enfin, des entretiens sont peut-être envisagée mais, étant donné que l’objectif ne réside pas dans la mise en lumière d’une ou plusieurs individualités, cette piste est pour l’instant en suspension.

Définir l’intime

Superlatif de l’intérieur
Un lien à soi ou à l’autre
Un champ d’expériences inaliénables vécues à la première personne

Les méthodes donnent un cadre général de la recherche, mais pour l’entamer il nous faut définir la principale notion concernée.

Dans les différentes littératures depuis Saint-Augustin (qui s’est largement inspiré de Platon), l’intime n’est jamais explicitement défini.

Sa description est généralement réalisée par le truchement d’objets ou d’espaces tels un journal intime ou la chambre de Woolf ou encore par le biais de correspondances. Ce sont les supports de la relation qui donne une forme à cet objet.

L’intime peut se référer simplement à un lien, une relation à soi-même ou à l’autre. Désigné de cette manière, l’intime apparaît comme une médiation et mobilise une altérité, quelle qu’elle soit.

Il y a donc quelque chose dans l’intimité en tant que médiation et expérience vécue à la première personne qui relève d’une subjectivité, et semble alors impossible à étudier ou à observer. Ce qui, au passage, ne serait pas sans poser quelques problèmes éthiques.

Cependant, si l’intime se défini par le medium qui le produit, ne pourrions-nous pas étudier ce medium pour y accéder ? C’est à partir de cet endroit que la théorie des médias devient importante puisque la matérialité convoquée par son biais lie le sens à la matière même du support. Par exemple dans le cas des écritures, cette matérialité émerge depuis la combinaison entre l’inscription d’un signe sur un support et les propriétés physiques de ce dernier.

Une intimité collective

Pour les notions d’architexte et d’énonciation éditoriale, cf. le glossaire de  Souchier, E., Candel, É., & Gomez-Mejia, G. (2019). Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse. Armand Colin; Cairn.info. https://www.cairn.info/le-numerique-comme-ecriture–9782200618582.htm

La deuxième hypothèse de cette recherche est celle d’une intimité collective, a minima d’une intimité produite entre l’individu et son matériau d’écriture. L’intime a déjà été pensé selon les propriétés de son medium (la chambre, le journal, etc.) mais, à ma connaissance, pas à partir de ce que ce medium produit. Or dans l’espace numérique, les machines utilisées produisent aussi des écritures. Ce que Jeanneret et Souchier, à la suite de Genette pour la littérature, nomment architexte.
En ce sens, l’architexte contribue à l’émergence de l’image du texte tel qu’il est affiché sur un écran. Cet ensemble d’actions où différents acteurs participent à l’écriture est regroupé sous la fonction d’énonciation éditoriale (toujours Jeanneret et Souchier). La figure de l’auteur unique s’efface au profit d’un collectif formé de différentes entités.

Étude des architextures

Documentation (choix de construction)
Code source
Les écritures invisibles dans le texte

Un des axes de réponse à cette question de l’intimité collective serait l’étude des architextes. Dans le contexte de l’écriture savante, le choix d’un architexte est important : il va co-écrire avec son auteur le texte à l’origine de l’intime, il participe donc à construire l’intime. Pourtant, dans nos modèles d’analyses actuels, nous nous focalisons seulement sur les êtres humains ou à la limite sur l’architexte comme forme de représentation sur les écrans, donc seulement sur la partie visible à l’écran de l’architexte. En dehors d’une disposition spatiale souvent appuyée sur les travaux de Goody, nous passons à côté de la constitution des écritures. De plus, dans la plupart de nos chaînes de traitement du texte (fouille de texte ou édition), une majeure partie de ce traitement consiste à supprimer les écritures produites par les architextes pour ne garder que les productions humaines. Notre proposition est donc la suivante : si l’intimité est co-produite par les machines, dont les architextes sont à l’interface, il faudrait pouvoir étudier ce que produisent ces architextes, donc les machines, pour se confronter au medium et à sa matérialité. De cette manière l’étude de l’intime se fera à travers l’étude du medium qui le produit et se passe par l’analyse des documentations, des codes sources et des écritures invisibles dans le texte.

La notion d’architexte telle qu’elle vient d’être formulée est malheureusement réductrice et risque de provoquer une fermeture entre hardware et software. Pour éviter de tomber sur cet écueil il est nécessaire de dépasser l’architexte et d’englober plus que les « dispositifs d’écriture écrits », c’est-à-dire qu’il devient important de prendre en considération l’ensemble des dynamiques, numériques ou non, qui participent à produire l’écriture numérique et donc l’intime : (phénomène appelé éditorialisation). Il faut recontextualiser l’écriture.

Dans le contexte de l’édition savante, cette intimité collective serait donc produite par l’ensemble des acteurs qui participent à l’écriture : auteur, relecteurs, correcteurs, graphistes, documentalistes, imprimeurs et/ou diffuseurs mais aussi toute la chaîne technologique que je viens de nommer.

Présentation technique

Les Ateliers [SP]

Le livre Contribution numérique : cultures et savoirs et le Pressoir.

Pour illustrer cette proposition je vais présenter une édition en cours d’un livre qui sera publié aux Ateliers [SP] : Contribution numérique : cultures et savoirs sous la direction de Marta Severo. Ce livre marque les actes d’un forum qui s’est tenu à l’été 2022 sur les sciences participatives et les plateformes collaboratives.

Les Ateliers[sp] se décrivent comme une « fabrique d’édition numérique savante ». C’est une collection dirigée par Servanne Monjour et Nicolas Sauret. Chaque ouvrage publié fait l’objet d’une impression à la demande, et de trois autres artefacts numériques en accès libre (.pdf, .epub, .html). L’objectif principal visé par ce modèle consiste à tester de nouvelles formes et pratiques éditoriales dans le champ du numérique.

La chaîne éditoriale des Ateliers[sp] s’appuie sur une technologie développée en Python nommée le Pressoir, outil développé à la CRCEN.

Le fonctionnement du Pressoir repose sur les formats Markdown, YAML et BibTeX pris comme entrées pour les transformer selon les formats de publication. Le Markdown est employé pour le texte et le YAML pour les métadonnées du livre, des chapitres et des documents additionnels qui augmentent le contenu du texte. Le BibTeX quant à lui est utilisé pour les références bibliographiques. Une série de scripts en Python permettent d’organiser tous les contenus, de calculer les tables des matières des livres et les index.

Traitement du texte

Sans transition particulière nous pouvons passer directement au traitement du texte de ce livre, cette matière brute qui doit être raffinée jusqu’à sa forme publiée. Les textes envoyés par les auteurs sont initialement soit au format .docx soit au format .odt (OpenDocument text le pendant open source du format .docx). Afin de pouvoir intégrer ces textes dans la structure du livre, un travail préliminaire était nécessaire : il nous fallait opérer une première conversion puisque le pressoir ne traite pas les formats docx et odt mais uniquement du .md. Il existe plusieurs manières de réaliser de cette opération. Nous avons opté pour l’utilisation du logiciel de conversion Pandoc.

Ci-contre, un exemple d’un très court passage de texte tiré d’un texte source.

Ce premier visuel correspond au document envoyé par l’auteur, on y voit un titre de niveau deux intitulé « Résumé », et un paragraphe ajusté au sein duquel nous voyons plusieurs emphases. Nous n’avons accès qu’à un rendu visuel du texte, c’est grâce à une convention de lecture que nous associons le paragraphe au titre.

Avant de le transformer avec Pandoc et pour en savoir un peu plus sur ce texte, une manipulation très simple pour « lire » un document .docx consiste à changer l’extension du document par .zip. En décompressant l’archive nous avons accès à l’ensemble des documents qui composent le fichier initial. On comprend tout de suite pourquoi un fichier issu d’un logiciel de traitement de texte est aussi lourd. Nous trouvons trois répertoires et un document au format .xml.

Les documents où l’on trouve le contenu qui nous intéresse dans cet exemple se trouve sous le dossier /word. À l’intérieur de celui-ci on trouve pas moins d’une douzaine de documents au format .xml et d’autres sous-dossiers.

Le document que nous souhaitons visualiser contient normalement tout le texte, naturellement il s’agit du document le plus volumineux : document.xml. Lorsqu’on ouvre ce document, un long fichier se déroule contenant plusieurs centaines de lignes. On le voit sur l’image, la partie affichée ne concerne que le résumé présenté au début, dont le texte se retrouve complétement fragmenté au milieu de balises qui n’ont pas de signification apparente.

Ce texte-ci, on s’en rend compte tout de suite, n’est pas du tout fait pour une lecture humaine. Les informations qu’il contient n’ont a priori qu’une pauvre valeur sémantique et encore moins une valeur structurelle.

Maintenant, nous pouvons réaliser la transformation du document .docx en .md avec Pandoc. Nous quittons complètement l’espace du traitement de texte et nous dirigeons vers celui du texte brut.

Le résultat est le suivant : le paragraphe affiché visuellement comme du corps de texte dans la première image se retrouve en titre de niveau deux dans le document Markdown. Pourtant, visuellement le style appliqué au corps de texte dans le document .docx était bien différent du titre de niveau 2. On le voit tout de suite avec cet exemple, écrire en contexte numérique n’est pas le seul fait d’un auteur : par contre nous pouvons nous demander qui a opéré cette structuration du contenu ? Est-ce l’auteur, est-ce MS Word, ou est-ce Pandoc ?

Laissons cette question en suspens et poursuivons nos transformations jusqu’à obtenir le format .html final (un des formats de publication).

Dans ce dernier format, plusieurs paramètres déclaratifs sont ajoutés au contenu, notamment une déclaration en dublin core, un standard interopérable pour les métadonnées, du paragraphe en tant qu’« abstract » et une déclaration XML de la langue dans laquelle est le texte. Pour l’instant, il n’y a pas d’affichage graphique du résumé dans la page Web, mais nous aurions pu comparer l’affichage final avec l’affichage initial.

Conclusion

Les principaux acteurs impliqués :

L’auteur
Marta Severo (directrice de l’ouvrage)
Relecteurs (scientifique et orthotypographique)
Les Ateliers [SP]
Le Pressoir
Pandoc
Gitlab
Les formats : .docx, .md, .yaml, .html